Pourquoi des sociétés S’EFFONDRENT et d’autres DOMINENT LE MONDE ? – Jared Diamond

L'historien et géographe Jared Diamond, professeur à l'Université de Californie, est reconnu pour son approche pluridisciplinaire croisant biologie, écologie et histoire afin d'analyser les trajectoires des civilisations. Son œuvre majeure, De l'inégalité parmi les sociétés, explore les fondements environnementaux des disparités mondiales. La question centrale demeure : pourquoi les continents et les nations n'ont-ils pas connu un développement uniforme, et ces différences sont-elles dues à des facteurs culturels ou à d'autres déterminants plus fondamentaux ?

Jusqu'à récemment, une croyance commune prévalait, suggérant que les Européens étaient plus riches et plus avancés que d'autres peuples, comme les Papous de Nouvelle-Guinée, en raison d'une intelligence supérieure. Cette supposition se basait sur l'observation des outils en métal, de l'écriture et des vêtements européens, contrastant avec l'usage persistant d'outils en pierre chez les Papous. Cette vision ignorait les capacités cognitives réelles des populations non occidentales.

L'expérience personnelle de Diamond en Nouvelle-Guinée a révélé l'intelligence remarquable des habitants, qui géraient avec succès un environnement complexe. Le politicien papou Yali posa une question fondamentale : comment les marchandises européennes sont-elles arrivées ici, alors que les Papous sont tout aussi intelligents ? Cette interrogation a motivé une recherche de vingt ans qui a abouti à son livre, cherchant des explications non raciales ou culturelles aux écarts de développement.

La comparaison entre la France et la République Centrafricaine met en lumière des facteurs géographiques décisifs. La France bénéficie d'un accès maritime crucial, rendant l'importation de marchandises presque dix fois moins coûteuse que par voie terrestre, un avantage dont est dépourvue la RCA. De plus, le climat tempéré français évite les maladies tropicales comme la malaria, et la participation des femmes à la population active est plus élevée, contrairement aux régions où la forte mortalité infantile exige une attention constante des mères.

Historiquement, la France a également bénéficié du transfert d'innovations majeures depuis le Croissant Fertile, telles que le travail du fer, les systèmes d'écriture et la monarchie, qui se sont propagés via la Grèce. La République Centrafricaine, n'étant pas sur la trajectoire de ces innovations fondamentales, est restée en retrait, démontrant que les différences de richesse ne sont pas liées à l'intelligence intrinsèque des populations.

Les facteurs principaux influençant les trajectoires historiques se résument à trois éléments : l'agriculture, l'agriculture et l'agriculture. L'agriculture n'est apparue qu'il y a environ 11000 ans en Asie occidentale, puis dans d'autres foyers. Avant cela, tous les humains étaient chasseurs-cueilleurs. Le passage à l'agriculture a permis de disposer d'un surplus alimentaire bien supérieur à ce que la cueillette pouvait offrir, entraînant une explosion démographique là où elle s'est développée.

L'agriculture a constitué une rupture fondamentale, car le surplus alimentaire permettait de soutenir des individus surnuméraires qui pouvaient se consacrer à l'expérimentation et à l'innovation. C'est ainsi que la poterie, puis la métallurgie (cuivre, fer), ont émergé. De plus, les rois et empereurs avaient besoin de systèmes d'écriture pour conserver des traces précises des systèmes de taxation et des revenus individuels, faisant de l'agriculture l'étape préalable à l'écriture et à la monarchie.

La raison de ce développement inégal réside dans la disponibilité des plantes et animaux sauvages qui pouvaient être domestiqués. Par exemple, bien que l'ours soit comestible, son agressivité extrême rend sa domestication impossible ; l'ours domestiqué finirait par abattre l'éleveur. D'autres animaux, comme le fourmilier, sont impossibles à domestiquer car leur régime alimentaire est trop spécifique et exigeant, comme les 40 kg de fourmis par jour nécessaires.

Les plantes présentent des défis similaires. Les glands, consommés par les chasseurs-cueilleurs européens, n'ont jamais été cultivés car la plupart contiennent un goût amer lié à un poison, contrôlé par trois gènes différents. Contrairement aux amandes, dont la toxicité (cyanure) est contrôlée par un seul gène facile à éliminer par sélection, les glands restent amers. Seules les régions comme le Croissant Fertile possédaient une abondance de ressources domestiquables, initiant leur avance technologique.

Tous les mariages heureux se ressemblent, mais chaque mariage malheureux est malheureux à sa propre façon.

Ce concept est transposé dans le Principe Anna Karénine appliqué aux animaux. Il énonce que chacun des animaux sauvages qui ne peut pas être domestiqué, ne le peut pas pour une raison différente. Qu'il s'agisse d'une agressivité trop grande, d'un régime alimentaire trop spécifique, d'une croissance trop lente, ou d'une structure sociale inappropriée, l'échec à un seul critère suffit à empêcher la domestication, expliquant l'absence d'animaux domestiques dans certaines régions.

L'orientation des continents a joué un rôle décisif dans la vitesse de diffusion des innovations. L'Eurasie, grâce à son axe prédominant Est-Ouest, a permis aux plantes, animaux et inventions de se propager rapidement le long de latitudes similaires, où les conditions climatiques et les calendriers de germination sont comparables. La France et la Chine, situées aux extrémités de cet axe, ont ainsi bénéficié d'échanges constants, comme l'arrivée des poulets et du riz en Europe depuis l'Asie.

À l'inverse, les Amériques présentent une configuration Nord-Sud étroite. Pour qu'une innovation se propage, elle devait traverser des zones climatiques radicalement différentes, comme le climat tempéré nord-américain, le climat tropical de l'Amérique centrale, puis le climat tempéré des Andes. Le résultat fut un isolement technologique : les Mayas avaient inventé la roue, mais sans animaux de trait (chevaux ou bœufs) adaptés à leur environnement, elle resta inutilisée pour le transport lourd. De même, le lama domestiqué dans les Andes ne pouvait survivre dans les climats tropicaux intermédiaires.

L'écriture, développée indépendamment dans le Croissant Fertile, en Chine et au Mexique, est intrinsèquement liée au pouvoir étatique. Le premier usage essentiel de l'écriture était de tenir des registres fiscaux précis, permettant aux gouvernements de collecter efficacement les impôts et d'assurer le fonctionnement de l'administration. Sans systèmes d'enregistrement fiables, il est impossible de maintenir un État complexe.

Bien que les Incas aient construit un vaste empire, ils ignoraient l'écriture alphabétique, utilisant à la place le khipu, un système de cordes à nœuds pour leurs archives fiscales. Cependant, l'écriture conférait un avantage stratégique majeur lors de la conquête. Les conquistadors, Cortés et Pizarro, connaissaient l'histoire des trahisons et des coups d'État européens, une connaissance que les empereurs aztèque et inca ne possédaient pas, leur permettant d'appliquer des stratégies de capture des dirigeants connues depuis l'Antiquité romaine.

L'histoire est le récit des sales coups, que les gens se sont fait les uns aux autres durant les 10000 dernières années.

L'analyse des effondrements civilisationnels révèle qu'il n'existe pas une cause unique, mais potentiellement 87 facteurs différents. Cependant, il est plus pertinent de se concentrer sur les cinq causes principales qui ont historiquement induit des déclins majeurs. Ces facteurs englobent des pressions environnementales, des dynamiques sociales internes et des interactions externes, prouvant la complexité inhérente à la survie des sociétés.

Le changement climatique, notamment les sécheresses sévères, a été un facteur d'effondrement pour les civilisations anciennes en Irak et en Iran, ainsi que pour la civilisation la plus avancée d'Amérique du Nord, les Anasazi. De plus, la pression des voisins hostiles peut être fatale, comme ce fut le cas pour l'Empire Khmer en Asie du Sud-Est, affaibli par l'agressivité de l'Empire Thai voisin. L'isolement commercial, illustré par l'île Anderson, montre qu'une rupture d'approvisionnement unique peut paralyser toute une société.

Deux exemples spectaculaires d'effondrement complet sont l'Île de Pâques (Rapa Nui) et la colonie viking du Groenland. L'Île de Pâques, le territoire terrestre le plus isolé du monde, fut colonisée par des Polynésiens qui y trouvèrent une forêt de palmiers colossaux. Ces arbres fournissaient le bois nécessaire pour construire maisons, mais surtout pour fabriquer les traîneaux et leviers requis pour ériger les célèbres statues de pierre pesant jusqu'à 80 tonnes.

En l'espace de quatre siècles, les habitants ont coupé tous les palmiers géants, éliminant ainsi leur principal matériau de construction et une source vitale d'eau potable (le jus des noix de coco). Sans bois pour naviguer et chasser les mammifères marins, la société s'est retrouvée sans ressources suffisantes, menant à des guerres de clans et à une période de cannibalisme au début du XVIIIe siècle, faute d'alternative alimentaire viable.

La colonie viking, établie vers 880, a prospéré pendant plusieurs siècles grâce à l'élevage de chèvres pendant une période chaude. Cependant, à partir de 1300, le refroidissement climatique a rendu la récolte de foin hivernal insuffisante. Les Vikings, s'accrochant à leur identité européenne, refusaient de manger du poisson ou de s'inspirer des Inuits, mieux adaptés à l'Arctique. Le manque de ravitaillement en fer depuis la Norvège et le refus d'adaptation ont conduit à leur extinction locale, remplacée par les Inuits.

À l'inverse des exemples d'effondrement, le Japon offre un modèle réussi de gestion de crise grave. Après l'arrivée forcée du Commodore Perry en 1845 et la démonstration de la supériorité technologique occidentale, les dirigeants japonais ont compris l'urgence de la situation. Ils ont renversé la dictature militaire et se sont lancés dans une modernisation rapide entre 1868 et 1914, acquérant technologie et institutions européennes de manière sélective.

Le succès japonais réside dans leur capacité à évaluer précisément leurs besoins et à choisir le meilleur modèle étranger pour chaque domaine. Ils n'ont pas adopté un système unique, mais ont construit un hybride performant. Par exemple, les amiraux ont étudié la flotte anglaise, les soldats ont observé l'armée prussienne, et les systèmes éducatifs et judiciaires ont été importés de France, d'Allemagne et des États-Unis, démontrant une adaptation pragmatique et non idéologique.

Les sociétés, tout comme les individus dans un mariage, prennent parfois des décisions catastrophiques menant à leur déclin. Plusieurs raisons expliquent ces erreurs lourdes de conséquences. La première est une vision court-termiste, se focalisant uniquement sur des bénéfices immédiats à l'échelle d'un ou deux ans, même si cela compromet toute possibilité de profit futur sur cinq ou dix ans, comme l'illustre la surpêche du thon rouge.

L'ignorance joue un rôle majeur dans les problèmes complexes. L'adoption massive des chlorofluorocarbures (CFC) comme gaz réfrigérants non toxiques dans les années 1940, bien que bénéfique à court terme, a conduit, par ignorance des effets atmosphériques, à la destruction de la couche d'ozone. Il a fallu observer les effets dans l'atmosphère pour réaliser le danger. De même, l'effondrement des pêcheries d'anchois péruviennes est survenu malgré les conseils scientifiques, car la fluctuation des nutriments liée au courant de Humboldt rendait le calcul d'un taux de prélèvement raisonnable extrêmement compliqué.

Quatre menaces majeures pèsent actuellement sur les sociétés mondialisées. La première est celle des pandémies, comme le Covid, considérée comme la moindre des menaces car son bilan humain est faible comparé à des événements historiques comme la peste noire. La deuxième menace, bien plus importante, est le changement climatique, dont les effets sont déjà ressentis en France et en Californie par des records de température.

Les préoccupations majeures se concentrent sur le changement climatique et la surexploitation des ressources naturelles (poisson, bois). La menace nucléaire, bien que potentiellement la plus meurtrière en peu de temps, est contenue par la dissuasion mutuelle : tout pays attaquant sait qu'il sera détruit en retour. Par conséquent, les risques environnementaux et de ressources sont considérés comme plus inquiétants à long terme que les épidémies ou la guerre nucléaire.

Les problèmes les plus sérieux aujourd'hui sont intrinsèquement mondiaux. Le réchauffement climatique en France n'est pas dû uniquement aux combustibles fossiles brûlés sur son territoire, mais à la consommation mondiale. De même, le Covid-19 ne pouvait être résolu par une seule nation. Ces menaces globales nécessitent impérativement des solutions coordonnées à l'échelle planétaire, car les frontières ne retiennent ni la contagion ni les effets climatiques.

Il est extrêmement rare qu'une nation ou un individu entreprenne des réformes majeures sans avoir été précédé par le choc d'une catastrophe. Des exemples comme l'invasion russe pour la Finlande, l'arrivée de Perry pour le Japon, ou la guerre d'Algérie pour la France, ont forcé ces entités à admettre la crise et à accepter la responsabilité d'agir. Les changements personnels massifs surviennent souvent suite à un divorce, une maladie grave ou une perte d'emploi.

La Finlande représente une quasi-exception, ayant développé une culture de préparation proactive. Les responsables ministériels finlandais se réunissent mensuellement pour réfléchir à toutes les éventualités, qu'il s'agisse de pannes bancaires, de ruptures du réseau électrique ou de guerre. Grâce à cette habitude de se préparer à toutes les éventualités, lorsque le Covid-19 est apparu, la Finlande avait déjà planifié les mesures à prendre en cas d'épidémie respiratoire et avait acheté des masques préventivement.