La peste, la plus grande épidémie de tous les temps ? | Est-il vrai que...? | ARTE

L'être humain aime s'attribuer le premier rôle dans l'histoire, mais il s'est souvent trouvé démuni face à de minuscules bactéries. Une épidémie particulière a marqué durablement la mémoire collective : la grande peste du Moyen Âge. La question fondamentale demeure : est-il vrai que cette peste fut la plus grande épidémie de tous les temps ? Pour répondre, il est nécessaire d'examiner différents critères. Si l'on se base sur le nombre de victimes, la grippe espagnole entre 1918 et 1920 devrait occuper la première place, ayant fauché entre 50 et 100 millions de vies humaines.

Si le critère est la transformation sociale engendrée, la pandémie de Sida, qui a ébranlé les préjugés contre l'homosexualité et la prostitution, pourrait être retenue. Quant à la portée géographique, le Covid-19 serait sans conteste le plus vaste, s'étant propagé sur tous les continents en un an. Cependant, si l'on considère l'empreinte laissée dans l'histoire, deux options subsistent, dont la grande peste du Moyen Âge.

En l'espace d'un an, le virus [Covid] s'est propagé sur tous les continents jusqu'en Antarctique.

L'analyse de ces critères permet de contextualiser l'impact de chaque crise sanitaire. La peste médiévale se distingue par sa capacité à avoir potentiellement détruit la moitié de l'humanité et à avoir provoqué des changements structurels irréversibles, marquant ainsi la fin d'une ère historique pour l'Europe occidentale.

La peste représente une catastrophe véritable lorsqu'elle survient au milieu du 14e siècle, détruisant probablement la moitié de l'humanité. Selon l'épidémiologiste et historienne Anne-Marie Moulin, les travaux récents situent le point de départ de *Yersinia Pestis* quelque part en Asie centrale, où des bactéries ont été découvertes dans des tombes témoignant d'une forte mortalité. Ces germes se sont ensuite diffusés à travers le monde.

Au 14e siècle, le monde est largement dominé par les Mongols. Leurs cavaliers contrôlent les principales voies commerciales et maintiennent un système postal sophistiqué. La peste a suivi ces routes du commerce et celles des armées. L'Europe occidentale, morcelée en principautés, fut touchée lorsque la ville génoise de Caffa, sur la mer Noire, fut assiégée par les Mongols. La peste se déclarant parmi les assaillants, ceux-ci eurent l'idée d'utiliser les cadavres de pestiférés comme arme de guerre, les projetant vers les Génois.

C'est tout à fait la lutte biologique qui est interne très à la mode.

C'est de Crimée que les Génois s'échappèrent par bateau, répandant le bacille de la peste. En quelques semaines, des villes entières furent décimées. Les médecins étaient désemparés face aux symptômes : fièvre, bubon purulent et taches noires, valant à la maladie le nom de mort noire. L'opium permettait d'atténuer les douleurs, mais l'arrivée de la peste noire provoqua une désolation telle qu'une chronique toscane décrit des cadavres si nombreux qu'ils étaient enterrés en couches successives dans des fosses communes, comme des lasagnes.

La violence de l'épidémie ébranla les structures sociales, poussant des mères à abandonner leurs enfants et entraînant la fuite des survivants. Sans la peste, la société serait peut-être encore au Moyen Âge. Face à la mort noire, les habitants commencèrent à questionner leur foi, fissurant la société structurée en trois ordres : le clergé, la noblesse et les paysans. Des figures comme John Wycliff remirent en cause l'Église catholique, posant les bases de la Réforme qui sera portée plus tard par Martin Luther.

Les fissures créées par l'épidémie ouvrirent la voie au temps moderne, à la Réforme protestante et à l'économie de marché. La peste a également influencé la géopolitique : les Ottomans, moins touchés car nomades, conquirent Constantinople en 1453, contrôlant les routes commerciales vers l'Asie. Ce blocage priva les marchands européens de soie et d'épices, stimulant leur recherche de nouvelles voies maritimes, ce qui mena Christophe Colomb, un autre Génois, à financer une flotte pour aller vers l'ouest en 1492.

Même si elle n'apparaît sur aucune carte médiévale, l'Amérique représente un continent clé pour comprendre une autre grande épidémie. Il est nécessaire de remonter loin dans le temps pour comprendre l'état des lieux avant 1492. Après la fragmentation géologique, l'évolution a continué ; l'écrivain Charles Man a d'ailleurs écrit sur les origines de cette autre grande épidémie. Durant la dernière période glaciaire, la plupart des grands mammifères disparurent d'Amérique, emportant avec eux les maladies qui étaient transmises aux humains par proximité.

La ville de Tenochtitlan, actuelle Mexico, était une capitale aztèque construite sur des îles artificielles, plus grande que toutes les cités espagnoles de l'époque. Les Aztèques cultivaient des jardins flottants, les chinampas, et évacuaient les excréments pour les utiliser comme fertilisant, démontrant des installations plus avancées technologiquement que ce qui se faisait en Europe à ce moment-là.

Lorsque Christophe Colomb aborde les Caraïbes en 1492, l'arme la plus mortelle transportée sur les navires n'était pas l'acier, mais les germes microbiens. Un échange inégal s'opère : l'Europe importe en Amérique la malaria, la tuberculose, la grippe et la bartonellose, tandis que l'Amérique n'exporte vers l'Europe que la syphilis.

La vague des maladies européennes s'est abattue sur une population non immunisée, anéantissant des villages entiers. Les agents pathogènes se sont répandus à toute vitesse, anéantissant pratiquement toutes les civilisations d'Amérique. On estime que 2 tiers, et parfois jusqu'à 90 % des habitants autochtones ont péri, constituant la plus grande catastrophe démographique de l'histoire. Cette désorganisation sociale explique que des expéditions européennes mal équipées aient pu conquérir des sociétés entières bien plus puissantes, remettant en cause le récit de la seule supériorité technique.

Aujourd'hui, la célébration du jour de Christophe Colomb dans plusieurs pays masque le fait qu'il n'a rien découvert. Ce continent était habité depuis des milliers d'années par des cultures riches. Il est nécessaire de réécrire l'histoire pour que la voix des morts soit entendue et pour refuser de croire que l'histoire du monde a commencé en 1492 sur ces terres.

La disparition de la population du continent américain, tout comme la Peste Noire, a profondément changé le cours de l'histoire. Sans la mort noire, l'Europe serait peut-être encore au Moyen Âge. Cependant, l'avenir qui se serait dessiné si les peuples américains avaient été épargnés par les maladies importées reste une interrogation majeure.

Les humains ne contrôlent pas l'histoire autant qu'ils l'imaginent. Les deux plus grandes pandémies montrent que ce sont souvent les germes microbiens qui façonnent notre monde, agissant comme d'invisibles architectes. Si l'existence de la planète était représentée sur un calendrier annuel, les humains n'apparaîtraient que le 31 décembre, une demi-heure avant minuit, signifiant que nous vivons dans un monde régi par les bactéries où nous sommes seulement tolérés.

Le changement climatique contribue également à la prolifération de maladies portées par des vecteurs comme les moustiques. Ces facteurs créent des conditions idéales pour la propagation de nouvelles maladies. La prochaine catastrophe n'est peut-être pas aussi lointaine qu'on le pense, soulevant la question de savoir si l'humanité réussira à transformer cette maîtrise apparente en véritable résilience.