La Nouvelle Guerre des Câbles a Commencé

Le fonctionnement du monde connecté repose sur une infrastructure invisible au citoyen lambda : les câbles de communication sous-marins. Selon la société spécialisée TeleGeography, plus de 400 de ces câbles sillonnent les fonds marins. Ces artères numériques sont absolument essentielles, assurant le transport de 99 % du trafic Internet mondial au début de l'année 2023. Leur importance dépasse la simple connectivité ; elles sont devenues une arme géopolitique majeure, convoitée par les nations et les grandes entreprises technologiques.

Ces fils sont néanmoins essentiels au bon fonctionnement de notre monde connecté. Moins clinquants qu'un trésor de pirate, ils aiguisent les appétits des entreprises et des pays.

L'histoire des câbles sous-marins ne date pas d'hier ; elle remonte au XIXe siècle avec l'essor du télégraphe. Le déploiement réussi d'un cordon sous-marin s'est produit en 1851, établissant une liaison entre la France et l'Angleterre. Cette prouesse technologique fut rapidement suivie par une tentative plus ambitieuse : la traversée de l'Atlantique.

L'importance cruciale des technologies de communication fut tragiquement illustrée en 1912 avec le naufrage du Titanic. C'est grâce à la radiotélégraphie, ou TSF, développée par Guglielmo Marconi, que le paquebot put émettre des appels de détresse après sa collision avec un iceberg. Bien que le navire ait sombré, les messages envoyés durant près de trois heures permirent l'arrivée du Carpathia, qui sauva plus de 700 survivants, dont l'opérateur Harold Bride.

Ce triste événement montre néanmoins toute l'importance des technologies de communication.

Les câbles ont continué leur progression en puissance et en vitesse. En 1956, le câble TAT 1 inaugura la téléphonie transatlantique, permettant des conversations en direct entre Moscou et Washington. Un saut technologique majeur survint en 1988 avec l'installation du TAT 8, le tout premier câble à fibre optique, signalant l'avènement d'Internet. L'expansion fut exponentielle : si plus de 200 000 kilomètres de câbles existaient en 1900, ce réseau couvre aujourd'hui 1,4 million de kilomètres, soit 35 fois le tour de la Terre.

Visuellement, un câble sous-marin ressemble à un tuyau d'arrosage de quelques centimètres de diamètre. Cependant, son cœur est constitué des fils de fibre optique, fins comme un cheveu, qui acheminent les données. Ces fibres extrêmement fragiles sont encapsulées dans plusieurs couches de protection pour résister aux rigueurs de l'environnement marin.

La pose s'effectue à l'aide de navires spécialisés qui suivent des routes méticuleusement choisies pour minimiser les risques de rupture. À l'approche des côtes, les câbles sont souvent enterrés pour prévenir toute section accidentelle ou malveillante. De plus, afin que le signal conserve sa vitesse sur de très longues distances, des répéteurs sont installés tous les 50 à 100 kilomètres pour renforcer l'intensité lumineuse.

Traditionnellement, la fabrication et l'installation des câbles sont menées par trois acteurs majeurs. Parmi eux figure une entreprise française, Alcatel Submarine Networks, qui est une filiale du groupe Nokia. L'exploitation de ces infrastructures est ensuite assurée par des opérateurs téléphoniques établis, tels que l'opérateur français Orange.

Récemment, de nouveaux protagonistes ont intégré ce marché stratégique. Il s'agit principalement des sociétés américaines qui dominent le marché de l'Internet, connues sous l'acronyme GAFAM : Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft. Leur entrée modifie l'équilibre des forces dans la construction et le contrôle des infrastructures.

Ces entreprises de la Silicon Valley exercent une domination sans partage sur l'Internet mondialisé. Leur puissance est illustrée par des chiffres impressionnants : le moteur de recherche Google enregistrait 90 milliards de visites en décembre 2021, le plaçant comme l'interface web la plus consultée au monde. Cette hégémonie est contestée dans des zones comme la Chine ou la Russie, qui développent leurs propres géants nationaux.

Afin de répondre à leurs besoins massifs en données et d'anticiper l'explosion du trafic, les GAFAM construisent désormais leurs propres toiles numériques. Google a déployé le câble Dunant en partenariat avec Orange en 2020. Meta, en collaboration avec Orange et Vodafone, a fait de même avec le câble Amitié, dont le coût estimé de l'opération s'élève à 250 millions d'euros. Ces nouveaux liens transportent plus d'informations que tous les câbles transatlantiques précédents réunis.

Un nouvel acteur stratégique majeur est apparu sur ce marché : la Chine. En 2019, le groupe Hengtong a acquis la branche câbles sous-marins de Huawei, créant un poids lourd proche du pouvoir chinois et multipliant les projets de rénovation d'infrastructures à travers le globe. Cette montée en puissance s'inscrit dans la volonté de Pékin de secouer l'ordre mondial établi et d'étendre son influence régionale.

Les États-Unis, engagés dans une confrontation technologique avec la Chine, tentent activement de bloquer ou de contourner les projets chinois. Les pays alliés des États-Unis suivent cette approche. Un exemple récent est le câble Apricot, prévu pour connecter Singapour, le Japon, Guam, les Philippines, Taïwan et l'Indonésie d'ici 2024, dans le but explicite de contourner la mer de Chine méridionale et le droit de regard de Pékin sur les données qui y transitent.

Ces conduits transportent des informations civiles, mais aussi militaires, ce qui en fait des mines d'or sous-marines pour la surveillance. Les États-Unis sont connus pour utiliser ces câbles à des fins d'espionnage. Des révélations, notamment en 2021 par la télévision publique danoise, ont montré que le pays avait permis aux États-Unis de se connecter à des câbles sous-marins pour des opérations de renseignement entre 2012 et 2014, ciblant des alliés comme l'Allemagne et son ancienne chancelière Angela Merkel.

Edward Snowden a exposé au grand jour les pratiques d'écoutes systémiques, utilisant notamment les câbles sous-marins pour un système de surveillance mondial dont la France n'est pas exclue.

Au niveau international, un traité de 1884, ratifié par 36 pays, n'établit que des règles génériques, comme la liberté de pose en haute mer. Ce vide juridique renforce la compétition entre les États. Il est à noter que les services secrets français, la DGSE, sont également autorisés par la loi à mener des surveillances dans le cadre de la défense des intérêts fondamentaux de la nation.

Conscients de leur rôle dans la souveraineté nationale, les États militarisent la protection de ce réseau fragile. La vulnérabilité de ces infrastructures a été mise en lumière par les actions de sabotage en septembre 2022 contre les gazoducs Nord Stream 1 et 2, reliant la Russie à l'Allemagne.

Historiquement, la coupure de câbles était une tactique courante en temps de conflit. Aujourd'hui, leur prolifération rend une opération massive d'isolement plus difficile. Pour isoler la France, pays le plus connecté de l'Union Européenne, il faudrait une attaque simultanée sur les 23 lignes sous-marines qui touchent son territoire.

Malgré ces difficultés, les tentatives de perturbation persistent. En février 2023, deux câbles sous-marins ont été sectionnés par des navires chinois entre la Chine et Taïwan. Compte tenu de la relation conflictuelle où Pékin considère l'île comme partie intégrante de son territoire, le délai de six jours entre les deux coupures suggère une action intentionnelle, selon des analyses.

Certains acteurs majeurs prédisent la fin des câbles sous-marins à moyen terme, à l'image d'Elon Musk. Ce dernier souhaite remplacer cette infrastructure par son réseau satellitaire StarLink. Ce méga-projet vise à fournir un accès Internet à l'échelle mondiale grâce à une constellation de dizaines de milliers de satellites en orbite terrestre.

Bien que l'ambition de StarLink soit de fournir une couverture universelle, cette approche ne semble pas dissuader les investissements dans les câbles physiques. Le projet de colonisation spatiale du milliardaire reste une préoccupation secondaire face aux besoins actuels de bande passante massive.

La preuve que les infrastructures sous-marines continuent d'attirer des capitaux considérables réside dans le projet 2Africa. Prévu pour être opérationnel d'ici 2024, ce câble s'étendra sur plus de 45 000 kilomètres, reliant 33 pays et renforçant la connectivité entre l'Afrique, l'Europe et l'Asie.

Ce projet pharaonique est financé par un consortium de sociétés privées, incluant Orange, Vodafone, China Mobile et META. Le câble 2Africa devrait, à terme, participer à la connectivité de 3 milliards de personnes, représentant 38 % de la population mondiale, soulignant l'importance persistante de ces liaisons physiques pour le développement numérique global.