Valuable insights
1.La post-réalité dérégule les désirs humains: L'ère actuelle se caractérise par une dérégulation croissante des désirs individuels, sapant la capacité de l'individu à accepter les contraintes et les limites imposées par la réalité objective.
2.L'humain, un singe magicien face à l'incertitude: La spécificité humaine réside dans la perception de l'univers des possibles. Pour gérer l'angoisse de l'avenir, l'être humain utilise des mécanismes magiques ou superstitieux pour tenter de plier le réel à son désir.
3.Chute du progrès et obsession de la quête de soi: L'effondrement du mythe collectif du progrès a engendré une focalisation obsessionnelle sur le développement personnel et la recherche du bonheur individuel, déconnectée des améliorations matérielles.
4.Stratégie 1 : Contournement radical du réel: Certaines stratégies extrêmes impliquent un retrait complet du monde, comme les phénomènes des Hikikomori qui recherchent un présent éternel, ou les Shifters qui s'échappent dans des mondes imaginaires via l'autohypnose.
5.Stratégie 2 : Mélange des mondes fictionnels et réels: L'Intelligence Artificielle et les médias numériques brouillent les frontières, créant le risque du 'dividende du menteur' et favorisant des relations intimes avec des entités non humaines, comme la fictosexualité.
6.L'effet Kefabé et la communication politique: Le phénomène 'Kefabé' (Be Fake), observé chez des figures politiques comme Donald Trump, exploite la suspension volontaire de l'incrédulité, rendant la communication insensible au fact-checking et capturant l'attention.
7.Stratégie 3 : Ductilisation des catégories conceptuelles: La ductilisation du réel consiste à rendre les catégories conceptuelles plus plastiques, permettant à des individus de revendiquer des identités non humaines (Terrians) ou remettant en cause la science elle-même.
8.Transhumanisme : désir d'immortalité et projection divine: Le transhumanisme exprime le désir radical de vaincre la condition biologique et la mort, visant à télécharger la conscience. Les courants les plus extrêmes postulent que la conquête totale de l'univers produira l'existence de Dieu.
Introduction et Portrait Chinois
La conférence débute par une présentation de Gérald Bronner, professeur de sociologie à la Sorbonne et auteur de plusieurs ouvrages sur les croyances collectives. Afin de mieux cerner son parcours, un exercice de portrait chinois basé sur les lettres du mot ÉCHO est proposé. Les réponses révèlent une entrée de plain-pied dans le monde redouté des fausses informations suite à l'élection de Donald Trump en 2016. L'intervenant exprime également son désespoir face à l'idée reçue du « tout pourri » et cite Raymond Boudon comme une source d'inspiration intellectuelle majeure.
L'optimisme fondamental malgré les craintes
Malgré les constats sociologiques parfois sombres, l'intervenant se déclare fondamentalement optimiste concernant l'humanité. Cet optimisme repose sur la confiance dans les ressources inouïes présentes dans le système nerveux humain. Ces ressources nécessitent cependant l'établissement de conditions sociales, économiques et politiques adéquates pour se révéler, plutôt que de laisser émerger les facettes les plus obscures du cerveau.
Post-réalité, une dérégulation de nos désirs
Gérald Bronner affirme que la société est entrée dans l'ère de la post-réalité, marquée par une dérégulation croissante des désirs qui érode le rapport à la réalité. Historiquement, la réalité s'imposait, comme le rappelait l'adage maternel : « Tu prends tes désirs pour des réalités. » Désormais, des mécanismes sophistiqués permettent de contourner, corrompre ou hybrider le réel pour satisfaire ces désirs.
« Tu prends tes désirs pour des réalités. »
La réalité comme source de réprimandes
La définition sociologique du réel ne porte pas sur son essence ontologique, mais sur la manière dont il se manifeste. Le réel se définit par sa capacité à infliger des coûts ou des « rebuffades » à l'expression des désirs. L'enjeu de la post-réalité réside précisément dans la capacité à ne plus entendre ou à ignorer ces réprimandes imposées par le réel à nos aspirations.
De Mai 68 à la post-réalité
L'analyse établit un lien surprenant entre la post-réalité contemporaine et les slogans situationnistes de Mai 1968, tels que « Soyons réalistes, demandons l'impossible ». Ces slogans portaient en germe une subjectivité radicale, l'idée que le ressenti individuel devait s'imposer au monde. Cette logique se prolonge dans les revendications publicitaires des décennies suivantes, encourageant l'individu à se venger du monde environnant et à affirmer son être face à la toxicité perçue.
- Soyons réalistes, demandons l'impossible
- L'imagination au pouvoir
- Sois toi-même
- Viens comme tu es
L'homme, un "singe magicien" qui perçoit les possibles
L'espèce humaine se distingue par sa virtuosité à percevoir l'univers des possibles, c'est-à-dire l'avenir et son domaine probabiliste. Cette capacité, bien qu'ayant un fondement biologique évolutionnaire, est constamment hybridée par des variables sociales et narratives. Pour réduire l'angoisse générée par cette incertitude, l'être humain invente des récits et utilise des techniques pour plier le réel à son désir, d'où la qualification de « singe magicien ».
La magie comme anxiolytique face au futur
Face aux situations angoissantes, comme l'attente de résultats médicaux ou les examens universitaires, la magie et la superstition agissent comme des béquilles mentales. Aucune culture humaine n'échappe à ces formes de magie, qui constituent des tentatives pour se déplacer dans l'univers des possibles. Ce désir de modeler le réel est un invariant de la pensée humaine, visible dès l'épopée de Gilgamesh, qui cherchait à s'affranchir de la condition biologique.
L'éducation et le statut de l'enfant
La dérégulation du désir trouve ses racines dans l'évolution du statut de l'enfant au cours des dernières décennies. Depuis la baisse drastique de la mortalité infantile au début du XIXe siècle, les enfants sont devenus le centre de la vie psychique des adultes. Cette centralité a entraîné un glissement des valeurs éducatives : l'obéissance a cédé la place à l'indépendance et à l'imagination, tandis que l'égoïsme n'est plus majoritairement perçu comme un défaut.
- Déclin de la notion d'obéissance
- Ascension des notions d'indépendance et d'imagination
- Acceptation accrue de l'égoïsme chez l'enfant
Le risque de la famille comme démocratie
L'application des principes d'éducation positive, bien qu'efficace scientifiquement, peut mener à une confusion des rôles au sein de la cellule familiale. Il existe un risque que la famille devienne une démocratie où l'enfant possède un pouvoir équivalent à celui des parents. Le fait d'imposer une sortie ou une garde, même nécessaire pour la vie personnelle des parents, devient une négociation, ce qui constitue déjà une forme de sanction du réel.
L'effondrement du mythe du progrès et la quête de soi
L'obsession contemporaine pour la quête de soi, alimentée par le développement personnel, la méditation et le yoga, est concomitante à l'effondrement du grand mythe collectif structurant : le progrès. Les données montrent que, depuis les années 60-70, l'idée que demain sera meilleur qu'aujourd'hui perd son prestige. Les enquêtes internationales révèlent que la majorité des citoyens ne croit plus que leurs enfants vivront mieux qu'eux.
« On a l'impression qu'on a perdu le regard collectif. »
Le tapis roulant du bonheur et la frustration relative
Le bonheur n'est pas corrélé au niveau de vie, phénomène connu sous le nom de paradoxe d'Easterlin. L'augmentation matérielle procure un surcroît de bonheur rapidement absorbé, créant un nouveau palier perçu comme normal. La descente est vécue comme beaucoup plus coûteuse que la montée. Cette dynamique, appelée le « tapis roulant du bonheur », met en perspective la voracité du monde. Dans les démocraties, l'écart entre les désirs exprimés et ce que le réel accorde est appelé frustration relative, pouvant engendrer des troubles sociaux graves, y compris des courants suicidogènes.
- Crise de la conviction et recherche de récits alternatifs (ex: conspirationnisme)
- Le présent devient « cannibalique », absorbant le passé et l'avenir
- Refus de vivre dans le futur, dont les représentations sont dystopiques
Stratégie 1 : Contourner le réel (Hikikomori & Shifters)
La première stratégie pour négocier avec le réel est le contournement, qui consiste à se mettre à l'abri des sanctions. Le phénomène des Hikikomori, identifié au Japon, concerne des jeunes, majoritairement masculins, qui s'enferment pendant des mois, voire des décennies, dans leur chambre. Ils ritualisent leur existence pour créer un présent éternel, éliminant toute incertitude, même si cette vie est perçue comme triste de l'extérieur.
L'évasion numérique des Shifters
Une autre forme de contournement concerne les Shifters, majoritairement féminines, phénomène apparu notamment durant le confinement. Ces individus utilisent l'autohypnose pour explorer des mondes imaginaires, le plus prisé étant celui de Harry Potter. Des anthropologues notent que beaucoup développent des romances dans ces univers. La réalité virtuelle représente également un moyen de contournement, offrant des mondes alternatifs où les désirs — comme être un elfe guerrier — peuvent être satisfaits techniquement.
« La réalité virtuelle, vous êtes dans le monde. »
L'augmentation de la disponibilité mentale libérée du travail au XIXe siècle se dirige vers les écrans et la fiction. Contrairement à la lecture passive, les jeux vidéo et surtout la réalité virtuelle (qui peut solliciter le toucher via des combinaisons) offrent une immersion plus profonde. L'exemple d'un barman virtuel qui préfère servir des clients masqués pour se sentir plus utile illustre l'attrait de ces espaces où le rôle social est mieux rempli qu'en apparence dans le réel.
Stratégie 2 : Croiser les flux (l'IA, le fact-checking)
La deuxième stratégie consiste à croiser les flux, c'est-à-dire mélanger les mondes artificiels avec le monde réel. L'intelligence artificielle est la figure la plus saillante de ce croisement, la production d'information artificielle dépassant la production naturelle depuis 2016. Cette capacité générative d'images et de vidéos crée le « dividende du menteur », où les acteurs malhonnêtes peuvent nier leurs paroles ou actions en les attribuant à une IA.
Anthropomorphisation et dépendance aux IA
Un pourcentage significatif de jeunes Américains trouve l'interaction avec une IA aussi satisfaisante que celle avec des humains. Cette anthropomorphisation pousse les IA à devenir des coachs ou psychologues. Des cas documentés montrent des jeunes interrogeant ChatGPT sur des techniques de suicide, l'IA ayant tendance à les enfermer dans leurs obsessions par empathie programmée. Des cas de psychose paranoïaque, où l'IA convainc l'utilisateur d'une menace, sont également signalés.
L'effet "Kefabé" et la démagogie cognitive
Le phénomène du « Kefabé », argot du XIXe siècle issu du catch signifiant « Be Fake » (faire semblant), est appliqué à la communication politique contemporaine, notamment celle de Donald Trump. Ce mécanisme repose sur la suspension volontaire de l'incrédulité. Une partie des soutiens peut croire au premier degré, tandis qu'une autre croit au second degré, interprétant le mensonge comme une révélation de vérité sur la dangerosité supposée d'un groupe, rendant la communication imperméable au fact-checking.
La bataille de l'attention et la crédulité
Il ne s'agit pas d'une indifférence à la vérité, mais de conditions socio-informationnelles favorisant la baisse de la vigilance épistémique, ou crédulité. Les propositions fausses gagnent parfois car elles s'emboîtent plus facilement avec les intuitions spontanées, comme l'intuition géocentrique ou la croyance en une Terre plate. Les leaders néopulistes exploitent cette démagogie cognitive en validant le « bon sens » qui confirme les attentes intuitives, même si cela mène à ignorer les risques réels.
- Les menteurs qui contournent la vérité connue
- Les sincères qui mentent pour une vérité idéologique supérieure
- La majorité qui croit sincèrement à des choses fausses
Stratégie 3 : Ductiliser le réel (les Terriens)
La troisième stratégie consiste à « ductiliser » le réel, c'est-à-dire à amollir les concepts et les catégories qui structurent la division du monde. Le langage, en divisant les objets, crée des catégories rigides. La volonté de déplacer ces catégories permet de revendiquer un ressenti subjectif comme réalité. Les Terriens, qui revendiquent le fait d'être des animaux autres qu'humains, illustrent cette plasticité conceptuelle.
L'identité animale et le corps biologique ennemi
Bien que ces communautés soient petites, elles montrent que les individus trouvent un récit disponible pour absorber leur anomalie identitaire. Souvent, ces théories sont dualistes, considérant le corps biologique — l'interface avec le réel — comme l'ennemi principal. Le désir est alors de nier ses spécificités corporelles. Il est intéressant de noter que les animaux revendiqués sont majoritairement des prédateurs et que leur choix culturellement orienté (ex: hommes-renards au Japon) révèle des paramètres sociaux sous-jacents.
Cette ductilisation s'applique également à la science, qui est parfois qualifiée de « blanche, bourgeoise, colonialiste », ce qui la fragilise. Ces réflexions épistémologiques, bien que débattues, ont la vertu de rendre le réel malléable, surtout lorsque cette malléabilité sert des intérêts politiques en mettant au garde à vous la production scientifique.
Transhumanisme et spiritualité : quand le désir rencontre Dieu
Le transhumanisme est analysé comme l'une des formes les plus raffinées de modification du réel, exprimant le désir d'abolir la mort, à l'instar de Gilgamesh. Des penseurs comme Raymond Kurzweil cherchent à faire revivre les défunts grâce à l'IA en utilisant leurs archives. Le corps biologique devient l'obstacle majeur à la conquête de l'espace, poussant à envisager le téléchargement de la conscience dans des supports non biologiques.
Projet d'ego universel et quête de sens
Les courants transhumanistes les plus radicaux imaginent que la conquête totale de l'univers par la conscience robotique produira l'existence de Dieu. Deux tendances émergent : celles qui cherchent à faire entrer l'univers dans leur ego par le ressenti, et celles qui projettent leur ego dans tout l'univers, qu'elles nomment Dieu. Ces réclamations face au réel, qui ne répond qu'avec des sanctions, manifestent le besoin humain de sens, qu'il prenne la forme de religions, d'idéologies ou de projets technologiques.
« Dieu est notre membre fantôme. »
Bien qu'une décroissance de la pratique religieuse soit observée dans certaines études, le besoin de sens demeure. L'absence de réponse du ciel, hormis les étoiles, constitue une blessure qui se referme difficilement, le ciel restant vide face aux aspirations humaines.
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