EDWARD BERNAYS - Comment manipuler l'opinion

La figure d'Edward Bernays, Américain né en Autriche et décédé en 1995 à 103 ans, traverse l'intégralité du XXe siècle. Il est universellement reconnu comme le père fondateur de la propagande politique et industrielle moderne. Bernays a formalisé deux techniques majeures de manipulation de l'opinion, détaillées dans son ouvrage majeur, Propagande : Comment manipuler l'opinion en démocratie. Cet homme, intégré à la machine du pouvoir économique, fournit littéralement le mode d'emploi de la domination idéologique dans les sociétés démocratiques.

La manipulation consciente et intelligente des actions et des opinions des masses est un élément important dans une société démocratique.

Bernays peut être comparé à Machiavel, conseillant les princes sur la manière de manipuler le peuple. De même, Bernays conseillait les hommes politiques et les grands industriels sur la façon d'augmenter leur capital, qu'il soit économique ou symbolique. En politique, le capital symbolique – la confiance, la sympathie, le crédit – se traduit directement par des résultats électoraux. La particularité de Bernays, à l'image de Machiavel, réside dans son absence de dissimulation ; il assume totalement sa démarche, car il considère que la démocratie est un régime où une minorité intelligente doit modeler l'opinion publique pour le bien de la société.

Le postulat de départ de Bernays est fondamentalement psychologique : il soutient qu'une foule est principalement régie par ses instincts, ce que Freud nommait le Ça, c'est-à-dire par ses pulsions. Contrairement à une croyance naïve, la démocratie ne serait pas le lieu du pouvoir du peuple. Si le peuple obéit à ses instincts et non à sa raison, la démocratie devient le régime où l'on manipule l'opinion au lieu de contraindre. Il s'agit d'une dictature aboutie, qui cherche à influencer plutôt qu'à imposer, car la contrainte visible mène inévitablement à la révolte.

Les psychologues de l'école de Freud ont montré que nos pensées et nos actions sont des substituts compensatoires de désir que nous avons dû refouler.

L'influence de Sigmund Freud est majeure, notamment sur l'importance de l'inconscient et du subconscient dans les choix individuels. La vie consciente n'est que la pointe émergée de l'iceberg psychique. Le propagandiste efficace doit donc comprendre ces mobiles cachés, sans se satisfaire des justifications rationnelles avancées par les individus pour leurs comportements. Bernays a également intégré la théorie de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules, mettant ces connaissances au service des élites pour étendre leur influence.

Les réalisations de Bernays sont nombreuses. Durant la Première Guerre mondiale, il a aidé le président Wilson à préparer l'opinion américaine à l'entrée en guerre, notamment via la célèbre affiche de l'Oncle Sam, transformant le pacifisme dominant en soutien au conflit.

Quelques années plus tard, une campagne commerciale financée par l'industrie agroalimentaire visait à promouvoir un petit déjeuner copieux. Bernays commanda une étude médicale vantant les vertus sanitaires d'un tel repas. La transmission de ces résultats à la presse, soutenue par l'autorité scientifique de 4000 médecins, fit exploser les ventes de bacon, constituant l'un de ses premiers succès industriels majeurs.

Le troisième fait d'armes spectaculaire concerne Lucky Strike. Pour augmenter les ventes auprès des femmes, traditionnellement exclues des fumoirs, Bernays a organisé une manifestation en 1929 où des femmes rémunérées défilaient en brandissant des cigarettes sous le slogan « Torches de la Liberté ». Le principe était d'associer à l'usage (fumer) une signification sociale puissante : la réappropriation du statut masculin et la conquête de l'émancipation. Ce n'était pas une question de santé, mais de symbolisme.

Le but de la manipulation des opinions est de faire en sorte que la sensibilité individuelle occulte les raisons objectives de l'action. Le cynisme de ces entreprises réside dans la transformation d'une stratégie de manipulation collective en une conquête du progrès social. La manipulation consiste à faire passer une influence sur nos consciences pour un progrès objectif, rendant les individus complices et acteurs de leur propre domination. La manipulation est le pouvoir sans la coercition.

Les dictatures se basent sur l'obéissance à la loi et au Surmoi (l'instance législatrice). À l'inverse, les démocraties modernes sont basées sur l'obéissance aux désirs, structurées par la désinhibition pulsionnelle et l'incitation à la jouissance. Un peuple qui jouit se tient tranquille, car son besoin de jouir se substitue même au besoin de se nourrir dans les sociétés où les besoins physiologiques sont satisfaits. Le désir n'est plus tabou, il est devenu un objet de culte.

Le tour de force de la propagande idéologique moderne c'est d'avoir réduit le concept de liberté au concept de désir et d'avoir réduit le désir à la satisfaction pulsionnelle.

C'est au prix de ce renversement de la hiérarchie des valeurs – où la satisfaction des désirs est vue comme émancipation et la retenue comme soumission – que la propagande tire profit de la liberté des individus. Pour influencer l'opinion, il n'est pas nécessaire de s'adresser à la partie rationnelle, mais à la partie émotionnelle, rendant l'individu aveugle à ses intérêts objectifs.

L'endoctrinement est souvent perçu comme une conversion de la pensée basée sur le refoulement et la répression du désir, à l'image des religions. Ces dernières enjoignent de se méfier des plaisirs de la chair et de combattre les impulsions du corps, car la sanctification n'est accessible que par l'éloignement des pulsions corporelles, comme l'illustrent les sept péchés capitaux.

Michel Clouscard, dans des ouvrages tels que Le Capitalisme de la séduction, démontre qu'après la Seconde Guerre mondiale, les anciens systèmes coercitifs (État, religion) ont été remplacés par des systèmes permissifs. Ces nouveaux systèmes promeuvent l'individualité et le désir. Ainsi, la domination est passée de la contrainte à la liberté, au désir et au consentement, favorisant un marché maximal d'expansion par la massification du libéralisme libertaire, facilité par la complicité entre contestataires et libéraux éclairés.

La consommation fonctionne précisément sur ce principe de conversion du désir en acte d'achat. Toute publicité s'appuie sur cette mécanique du désir, s'adressant directement à la pulsion. Le pouvoir économique n'a plus besoin de coercition ; il incite à la satisfaction pulsionnelle, car aucune force n'est supérieure à la pulsion dans l'acte d'achat.

L'art de la propagande moderne vise à rendre les individus consentants à ce qu'ils refuseraient catégoriquement si cela leur était annoncé clairement. L'objectif est de les rendre aveugles à leurs intérêts objectifs en manipulant leur partie émotionnelle. Le besoin de sécurité, prioritaire sur le besoin de liberté en situation de danger, est un levier puissant pour accepter des mesures restrictives.

L'exemple de la Gestation Pour Autrui (GPA) illustre parfaitement la technique de cadrage par valeurs. D'un point de vue idéologique, on peut défendre la GPA au nom du droit à l'égalité et du progrès contre les contraintes naturelles. Cependant, sous l'angle économique, il s'agit de la marchandisation de la naissance, impliquant des femmes porteuses en situation de détresse économique. Un gouvernement cherchera toujours à présenter une loi autorisant la GPA sous l'angle du droit à l'égalité pour éviter la contradiction avec les valeurs d'indisponibilité du corps humain.

L'objectif c'est de nous rendre consentant à ce que nous refuserions catégoriquement si on nous annonçait clairement la couleur.

Les démocraties sont devenues le théâtre de la société du spectacle, caractérisée par une mise en scène généralisée et une exhibition émotionnelle. Il y a un intérêt à montrer ce qui produit un choc dans la conscience, comme la photo d'un enfant mort sur une plage, afin d'émouvoir l'opinion et de la faire consentir à des actions (comme des interventions militaires) qui seraient autrement inacceptables si elles étaient présentées rationnellement. Dénoncer la manipulation, ce n'est pas dénoncer l'émotion, mais son instrumentalisation et la prise en otage de nos consciences.