Valuable insights
1.L'évolution du thème de l'oubli: Le lieu commun médiéval de l'oubli, centré sur la perte individuelle, évolue rapidement vers une déploration civilisationnelle, touchant la structure entière de la société.
2.La perte du référent chez Valéry: La disparition du référent réel laisse subsister le signe linguistique nu. La sphère esthétique émerge alors pour remplacer le monde réel perdu comme succédané.
3.La poésie pure et la sonorité: Henri Brémond propose la poésie pure, où le sens s'efface au profit des sonorités et de la prosodie, illustré par le Carillon de Vendôme.
4.L'exercice stoïcien contre la perte: Marc Aurèle propose un exercice philosophique pour s'accoutumer à la pensée de la mort et de la perte des cités, s'appuyant sur l'ordre naturel.
5.L'écriture comme remède à la destruction: Plutarque, face au déclin des oracles et à la fin de l'âge d'or de Delphes, utilise l'écriture comme un moyen de sauvegarder les savoirs menacés.
6.La transformation du culte juif: Suite à la destruction du Second Temple en 70, le judaïsme se métamorphose, remplaçant le sacrifice par l'étude de la Torah et la mémoire liturgique.
7.La théologie de la brisure kabbalistique: La Kabbale, notamment via Isaac Luria, développe une théologie de la perte (Tikkun Olam), postulant que le monde est une œuvre brisée nécessitant réparation.
Le Thème Médiéval de l'Oubli et la Perte Civilisationnelle
L'examen des vers de Bernard de Cluny au XIIe siècle révèle une longue déploration sur la gloire passée de Rome, interrogeant l'emplacement des figures illustres telles que Marius, Fabricius ou Cicéron. Ce thème, connu sous le nom d'« Ubi sunt ? » (Où sont-ils ?), trouve ses origines dans l'Ancien Testament, notamment le livre de Baruch. Ce qui frappe dans cette lamentation médiévale, c'est la rapidité avec laquelle la perte individuelle se mue en une dimension civilisationnelle, affectant l'ensemble des êtres et des structures sociales.
La Dimension Civilisationnelle de l'Oubli
Au-delà de la perte des proches et des hommes illustres, comme celles évoquées par François Villon dans la Balade des Dames du temps jadis, ce lieu commun englobe la disparition de la société considérée dans son entièreté structurée. Ceci est illustré par les représentations plastiques des danses macabres qui se diffusent à partir du XVe siècle. Ces œuvres ne se contentent pas de montrer la mort individuelle ; elles mettent en scène la société dans sa structure hiérarchique, du roi au gentilhomme, signalant que la structure sociale elle-même est touchée par la mortalité.
C'est la société en tant que structure, qui est touchée par la mort.
La Fragilité des Civilisations selon Valéry
Paul Valéry, dans son article célèbre « La Crise de l'Esprit » paru en 1919, reprend cette conscience de la finitude avec l'incipit : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Il constate que les mondes disparus, avec leurs sciences, leurs lois et leurs critiques, s'enfoncent dans l'oubli. Valéry souligne que l'âme de Ninive ou de Babylone n'a plus de signification pour le présent, mais il insiste sur le fait qu'une civilisation possède la même fragilité qu'une vie individuelle.
L'Esthétique de la Perte chez Paul Valéry et Brémond
L'idée que la civilisation peut périr comme une vie individuelle est une affirmation puissante. Lorsque le référent, c'est-à-dire ce à quoi le signe linguistique renvoie dans le monde réel (comme l'objet physique désigné par le mot « table »), disparaît, il ne reste que le signe nu, le « nom vide », selon Bernard de Cluny. Valéry observe que cette disparition du référent coïncide avec l'émergence de la sphère esthétique, qui vient remplacer le réel comme un pâle succédané.
La Poésie Pure et le Carillon de Vendôme
Quelques années après Valéry, vers 1925, l'abbé Henri Brémond développe le concept de poésie pure, s'inspirant de cette idée que le sens peut s'évanouir. Brémond cite comme modèle le célèbre « Carillon de Vendôme », une comptine datant de la Guerre de Cent Ans, énumérant les possessions laissées au Dauphin Charles. L'interrogation porte sur la mélancolie ou la satire de cette comptine, mais pour Brémond, ces toponymes ne valent que par leurs sonorités et leur prosodie.
- Orléans
- Beaugency
- Notre-Dame de Cléry
- Vendôme (répété)
La répétition du terme « Vendôme » souligne l'accablement sur un lieu, forçant à répéter les noms pour construire une biographie minimale du royaume réduit. La signification de cette comptine est secondaire par rapport à l'effet rythmique et sonore produit par ces toponymes.
La valeur esthétique des noms prend ainsi le relais de leur valeur référentiel comme une insuffisante compensation.
Le Risque de Disparition des Chefs-d'Œuvre
Valéry rappelle que les œuvres elles-mêmes, les chefs-d'œuvre de l'art et de la poésie, risquent de disparaître, rejoignant le sort des comédies de Ménandre dont il ne reste que des fragments. Il cite les poèmes de Keats et de Baudelaire comme potentiels futurs disparus. Cette fragilité s'étend aux événements dramatiques, comme le naufrage du paquebot britannique Lusitania en 1915, coulé par un sous-marin allemand, causant la mort de 1200 personnes.
Contrairement à Bernard de Cluny, Valéry écrit au lendemain de la Première Guerre mondiale, où le sentiment de perte est tangible, avec 450 écrivains français morts pour la patrie en 1918-1919. Il faut imaginer les bibliothèques fantômes de ces textes qui auraient dû être écrits mais ne le furent pas, érigées au-dessus de la plaine atroce de Verdun.
Réactions Antiques à la Chute : Augustin et le Stoïcisme
Le sac de Rome par Alaric en 410, représenté dans des tableaux monumentaux, fut un événement historique majeur. Paradoxalement, l'œuvre majeure issue de ces ruines fumantes ne fut pas une déploration, mais La Cité de Dieu de Saint-Augustin. Augustin polémiquait contre ceux qui attribuaient la chute à l'abandon du culte païen. Sa vision proposait que la Cité divine, Jérusalem céleste, n'a rien à voir avec les puissances terrestres, exhortant à la conversion plutôt qu'à pleurer la perte de Rome.
Le Stoïcisme Face à la Ruine
Le IIe siècle de notre ère, bien que florissant pour l'Empire romain, fut paradoxalement mélancolique, comme en témoigne Marc Aurèle dans ses *Pensées*. Il pratique un exercice spirituel, à la manière des exercices de Loyola, visant à s'accoutumer à la pensée de la mort et de la perte de tout, y compris des éléments du langage. Il médite sur la brièveté des choses humaines : « hier un peu de morve, demain une momie ».
L'empereur conclut par l'image de l'olive mûre qui tombe, un lieu commun emprunté à Homère : « Ainsi font les hommes, les feuilles tour à tour ». Cette image renvoie à l'ordre naturel et au cycle végétal, qui est rassurant car il implique une succession et un renouvellement, contrairement à la ruine totale. Ce cycle naturel est également présent dans la complainte de *Rutebeuf* et la chanson d'automne de Verlaine.
La mélancolie antique me semble plus profonde que celle des modernes qui sous-entendent tous plus ou moins les mortalités au-delà du trou noir.
Le Déclin des Oracles et Plutarque
Le témoignage le plus significatif de l'altération de la présence des dieux antiques est fourni par Plutarque, prêtre d'Apollon Delphe. À la fin du Ier siècle, le sanctuaire n'était plus qu'ombre de lui-même, pillé notamment par Néron. Plutarque consacra son temps à l'étude et à la recherche des causes de la tombe de l'oracle, voyant dans l'écriture un remède direct à la destruction.
L'Écriture comme Remède à la Destruction Antique
L'œuvre historique et morale de Plutarque constitue une somme encyclopédique visant à sauvegarder ce qui était sur le point d'être détruit. Il écrivit trois œuvres magnifiques sur le sanctuaire de Delphes, dont deux dialogues portent des titres sans équivoque sur la crise : « Pourquoi la Pythie ne rend plus oracle » et « La Disparition des Oracles ».
- La perte du sens de l'epsilon sur le fronton.
- La raison pour laquelle la Pythie ne rend plus d'oracles.
- La disparition totale des oracles.
Le dernier dialogue contient l'anecdote stupéfiante de la mort du grand Pan, reprise par Rabelais. Cet événement, survenu lors d'une traversée maritime près de Paxos, annonce la mort générale des dieux. L'équipage entend une voix ordonner de proclamer que « Pan le grand dieu était mort ». Cet épisode suscita de multiples interprétations chez les Pères de l'Église, voyant dans la mort de ce démon (au sens grec de génie) la disparition du paganisme.
L'entreprise de Plutarque se présente donc directement comme une opération de sauvetage, écrivant pour sauvegarder les dieux, les rites et les hommes illustres. Il s'agit de naviguer dans la dialectique entre destruction et renaissance, illustrant une méditation sur les conditions de l'existence du monde.
La Perte Constitutive : Judaïsme et Kabbale
Le judaïsme est fondé précisément sur une perte constitutive : la destruction du Second Temple de Jérusalem par l'armée romaine de Titus en 70 de notre ère, après un siège de quatre ans. Les trésors du Temple, dont la Menorah, furent emportés en triomphe et sont visibles sur l'arc de Titus. Ce Temple, jamais reconstruit après sa destruction par Nabuchodonosor II puis par les Romains, posait un problème central : comment pratiquer un culte sacrificiel sans le lieu central ?
La Métamorphose du Judaïsme
Les préparatifs de cette métamorphose eurent lieu avant la destruction, lorsque Yohanan ben Zakkai obtint la permission de se retirer à Yavné pour animer une école de sages. Il posa les prémices d'une religion centrée sur le texte. L'étude de la Torah et de la loi remplaça le sacrifice. Le rituel qui s'y déroulait fut intégralement retranscrit dans les commentaires formant le Talmud, assurant qu'aucun détail du sacrifice ne soit perdu.
- La prière remplace le sacrifice.
- Le récit du sacrifice remplace l'accomplissement du sacrifice (ex: Yom Kippour).
- Le commentaire et la discussion érudite constituent le rite fondamental dans les écoles talmudiques.
La Théologie de la Brisure : Tikkun Olam
En outre, se développe une réflexion mystique nommée la Kabbale, élaborant une théologie de la perte ou de la brisure. Selon cette doctrine, à l'origine, il y avait l'infini (Ein Sof) qui, pour laisser place au monde, dut se rétracter (Tzimtzum), laissant un point minuscule pour notre univers. La lumière divine restante se rassembla dans des vases spirituels (Sephiroth), mais certains vases se brisèrent.
L'activité humaine consiste alors dans le Tikkun Olam, la réparation du monde, consistant à extraire les étincelles de lumière divine prisonnières depuis la brisure. Cette métaphysique puissante, étudiée par Gershon Scholem, influence la pensée contemporaine, y compris des figures comme Giorgio Agamben, et fut au cœur de la revue légendaire du groupe de Tarnac, Tikkun. Le monde est pensé comme le produit d'un défaut originel, offrant un modèle pour penser la création artistique comme histoire d'une perte.
Questions
Common questions and answers from the video to help you understand the content better.
Comment le thème médiéval « Ubi sunt ? » exprimé par Bernard de Cluny se transforme-t-il en déploration civilisationnelle ?
Le thème évolue de la simple lamentation sur la disparition des héros individuels (Marius, Cicéron) à une réflexion sur la perte de l'ensemble de la structure sociale, ce qui est symbolisé par la diffusion des danses macabres.
Quelle est la conséquence de la disparition du référent selon Paul Valéry ?
Lorsque le référent disparaît, il ne subsiste que le signe linguistique nu, ou le « nom vide ». Cette perte du réel coïncide avec l'émergence de la sphère esthétique qui sert de pâle succédané au monde disparu.
Quelle est la réponse théologique de Saint-Augustin à la chute de Rome en 410 ?
Dans *La Cité de Dieu*, Saint-Augustin réfute l'idée que l'abandon du paganisme ait causé la chute. Il exhorte plutôt à se concentrer sur la Cité divine, affirmant que les triomphes ou défaites terrestres n'ont pas d'importance pour le chrétien.
Comment Plutarque a-t-il tenté de lutter contre la perte des savoirs antiques ?
Plutarque a consacré son temps à l'écriture, considérant celle-ci comme un remède direct à la destruction. Son œuvre immense constitue une somme encyclopédique visant à sauvegarder les rites, les dieux et les hommes illustres dont la mémoire était menacée par la décadence.
Quelle métamorphose religieuse le judaïsme a-t-il connue après la destruction du Temple de Jérusalem en 70 ?
Le judaïsme s'est transformé en une religion du texte. L'école de Yavné, menée par Yohanan ben Zakkai, a fait de l'étude de la Torah et de la loi le centre du culte, remplaçant le sacrifice par le récit du sacrifice retranscrit dans le Talmud.
Qu'est-ce que le concept kabbalistique de Tikkun Olam ?
Le Tikkun Olam, ou réparation du monde, est l'activité à laquelle les hommes sont appelés suite à la brisure des vases divins (Sephiroth) lors de la contraction de l'infini (Tzimtzum). Il s'agit d'extraire les étincelles de lumière divine piégées dans la matière.
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