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    À la recherche des œuvres perdues (19) - William Marx (2021-2022)

    Valuable insights

    1.Conclusion du catalogue des œuvres perdues: La dernière leçon synthétise les catégories d'œuvres perdues et esquisse les méthodes potentielles pour les retrouver ou en évaluer l'existence.

    2.Les œuvres non réalisées de Rousseau: La cinquième catégorie concerne les créations entièrement composées mentalement mais jamais mises sur papier, illustrées par les journaux de voyage de Rousseau.

    3.L'arrêt de la création pour la solidité: Un flux de création ininterrompu s'autodétruit ; l'œuvre nécessite un arrêt, un frein, souvent imposé par les obstacles matériels de l'écriture.

    4.Le paradoxe de la jouissance solitaire: La jouissance intellectuelle solitaire est valorisée comme idéale, contrastant avec les craintes hygiénistes associées à l'autosatisfaction physique chez Rousseau.

    5.La perte tragique des créateurs fauché: La disparition prématurée de créateurs avérés, tels que Schubert ou Mozart, représente la perte d'un potentiel d'œuvres bouleversantes non réalisées.

    6.L'impact de la publication sur l'œuvre: La publication fige l'œuvre, arrêtant son processus créatif et la transformant en une version potentielle qui aurait pu être différente.

    7.Le danger de la relecture anachronique: Ressusciter des œuvres négligées expose celles-ci à une collision des temps, où des critères idéologiques contemporains sont appliqués abusivement.

    8.Les ruines textuelles dissimulées: Contrairement aux sculptures, les textes littéraires dissimulent plus facilement les manques et les amputations subies au fil du temps.

    9.L'échange des œuvres à consommation unique: Les œuvres destinées à être consommées (nourriture, textes prophétiques mangés) s'intègrent à la mémoire par leur disparition nécessaire.

    10.Méthode généalogique et ses limites: La méthode directe infère les œuvres perdues à partir de leurs descendants existants, mais elle est limitée aux œuvres ayant laissé une trace.

    11.L'estimation statistique des pertes littéraires: L'analyse indirecte, utilisant des modèles statistiques appliqués aux manuscrits, permet d'évaluer le pourcentage d'œuvres disparues, comme les romans arthuriens.

    Introduction et Classification des Œuvres Perdues

    La série de cours consacrée à la recherche des œuvres perdues s'achève par une leçon finale dédiée aux œuvres retrouvées et à l'esquisse des méthodes permettant de récupérer ces créations disparues. Le catalogue des œuvres perdues, déjà partiellement examiné, nécessite l'ajout d'une cinquième catégorie essentielle. Cette démarche vise à dresser un bilan des négatifs de la culture, ce que l'on pourrait nommer la matière noire de la littérature, structurant les œuvres visibles actuelles.

    Les quatre premières catégories passées en revue

    Auparavant, quatre groupes d'œuvres perdues ont été analysés. Il s'agit premièrement des œuvres dont toute trace et tout souvenir ont disparu. Deuxièmement, celles dont il n'existe qu'un reflet ou une mention indirecte. Troisièmement, les œuvres dont subsistent uniquement des fragments. Enfin, la quatrième catégorie regroupe les œuvres fondues ou absorbées dans une création ultérieure, rendant leur identification difficile.

    • Œuvres dont toute trace est perdue.
    • Œuvres dont il n'existe qu'un reflet.
    • Œuvres dont subsistent des fragments.
    • Œuvres fondues dans une œuvre ultérieure.

    La Cinquième Catégorie : Les Œuvres Jamais Réalisées

    La cinquième catégorie ajoutée concerne les œuvres non réalisées, distinctes des œuvres inachevées ou fragmentaires. Il s'agit ici des créations qui n'ont connu strictement aucune amorce de réalisation matérielle. Ces œuvres sont mort-nées dans l'esprit de leurs créateurs, composées intégralement dans l'imagination mais jamais transposées sur le papier. Jean-Jacques Rousseau a produit des réflexions étonnantes à ce sujet dans le quatrième livre de ses Confessions.

    « La chose que je regrette le plus [...] est de n'avoir pas fait des journaux de mes voyages. »

    Rousseau y décrit comment la marche animait ses idées, lui conférant une liberté et une audace de penser qui le jetaient dans l'immensité des êtres pour les combiner à son gré. Il possédait une vigueur d'expression exceptionnelle pour décrire ces créations mentales. Cependant, il s'interroge sur la nécessité de les écrire, car le charme résidait dans la jouissance actuelle de l'instant, sans se soucier d'un public.

    • Elles venaient quand il leur plaisait, non quand l'auteur le souhaitait.
    • Elles arrivaient en si grand nombre que dix volumes par jour n'auraient pas suffi à les écrire.

    L'Arrêt Nécessaire : Création et Stabilité

    Une leçon fondamentale tirée de ces réflexions est que le processus de création n'aboutit à une œuvre solide que si ce processus est freiné ou ralenti, notamment par les obstacles inhérents à l'écriture elle-même, comme le temps passé sur le papier plutôt que sur l'imagination pure. Le pur flux de création tend à s'autodétruire, se consumant sur place sans rien laisser de tangible. Ceci répond à la question philosophique fondamentale : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

    L'analogie du chef-d'œuvre inconnu

    Cette nécessité d'arrêt trouve un écho dans la nouvelle de Balzac, Le Chef-d'œuvre inconnu. Le peintre Frenhofer détruit son tableau en y apportant sans cesse de nouvelles retouches, jusqu'à ce qu'il ne reste qu'un magma informe. La morale est claire : la création ininterrompue n'aboutit à aucune œuvre stable ; il faut que le processus de formation s'arrête pour que la forme se stabilise.

    Processus
    Résultat
    Pur flux de création (Rousseau, Frenhofer)
    Auto-destruction, magma informe
    Processus freiné par l'écriture/support
    Œuvre stabilisée, forme existante

    Ce processus de retrait rappelle le concept kabbalistique du *tsimtsoum*, le retrait de l'infini ou de la divinité, qui rend possible l'existence du monde en laissant un espace pour celui-ci. De même, le créateur doit se retirer un tant soit peu pour que l'œuvre puisse exister.

    Le Délire Créatif et la Réflexion sur l'Inachevé

    Rousseau est identifié comme le maître des œuvres projetées et jamais réalisées, décrivant dans le livre 7 des Confessions un délire créatif intense. Il raconte comment, après être allé à l'opéra, ses idées musicales le submergent durant sa fièvre, le poussant à composer mentalement des morceaux dignes, selon lui, de l'admiration des maîtres.

    La réflexion ironique de Marcel Bénabou

    En 1986, Marcel Bénabou publie son livre de réflexions ironiques, Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres. Cet ouvrage explore les raisons de ne pas écrire les livres que l'on porte en soi, affirmant paradoxalement que ces livres non écrits ne sont pas du néant, mais existent en suspension dans la littérature universelle.

    « Les livres que je n'ai pas écrits n'allez surtout pas croire lecteurs qu'ils soient du pur néant bien au contraire. »

    Créateurs Perdus et Civilisations Abutrissantes

    Une autre forme de perte survient lorsque c'est le créateur lui-même qui est perdu, une situation popularisée par la formule « c'est Mozart qu'on assassine ». Il est pertinent de revenir au texte de Saint-Exupéry dans Terre des hommes (1939), où il observe un enfant dans un train et l'identifie comme Mozart enfant, une belle promesse de vie.

    La condamnation de la civilisation moderne

    Saint-Exupéry condamne la civilisation moderne et la culture populaire qui abrutissent l'être humain, empêchant les œuvres d'éclore. Une civilisation se définit autant par les œuvres qu'elle empêche que par celles qu'elle fait naître. Cependant, son rêve d'un « jardinier des hommes » qui sélectionnerait les plus belles fleurs résonne étrangement à une époque où les politiques eugénistes triomphent, soulevant un malaise quant à cette profession de foi humaniste.

    « Seul l'esprit s'essouffle sur la glaise peut créer l'homme. »

    La perte tragique concerne également les créateurs avérés fauchés dans la fleur de l'âge, comme Schubert mort à 31 ans, laissant derrière lui une bibliothèque invisible d'œuvres non achevées.

    L'Arrêt par la Publication et les Virtualités de l'Œuvre

    La sixième catégorie concerne les œuvres perdues parce qu'elles ont été arrêtées par la publication. Dans ce cas, le créateur ne fera pas ce que l'œuvre aurait pu être. Il existe une porosité entre ces œuvres arrêtées et les œuvres à faire. Paul Valéry illustre ce point en affirmant qu'il ne peut revenir sur quoi que ce soit qu'il a écrit sans penser qu'il en ferait tout autre chose si des circonstances extérieures n'avaient pas rompu « l'enchantement de ne pas en finir ».

    L'exploration des virtualités textuelles

    Lorsque l'auteur n'intervient pas sur l'édition, il appartient au lecteur de réaliser l'œuvre virtuelle. Ce concept a engendré un pan entier de la critique contemporaine, notamment avec Pierre Bayard et son ouvrage Comment améliorer les œuvres ratées. D'autres critiques explorent ces virtualités, comme Marc Escola avec Le Misanthrope corrigé, ou Sophie Rabau avec Carmen pour changer, théorisant l'art de l'interpolation.

    • Marc Escola imagine un sixième acte du Misanthrope.
    • Sophie Rabau propose plusieurs versions de Carmen.
    • Florian Pennec publie Mission comédie, un ouvrage jubilatoire sur la sortie de tragédie.

    Les Œuvres Négligées et la Collision des Temps

    La septième catégorie regroupe les œuvres négligées, celles qui existent dans les bibliothèques réelles mais sont perdues dans les bibliothèques mentales. Le rôle du chercheur est d'exhumer ces textes, souvent exclus du canon littéraire. Ces œuvres mineures incluent les productions des auteurs non canoniques ou les petites œuvres des auteurs canoniques eux-mêmes.

    Le cas d'Irène Némirovsky

    Ressusciter une œuvre négligée pose des problèmes, comme le montre le cas d'Irène Némirovsky, décédée en 1942. Son roman posthume, Suite française, édité en 2004, connut un succès immense, mais une polémique éclata aux États-Unis concernant la représentation des personnages juifs. Cela équivaut à infliger à l'autrice, morte à Auschwitz, une seconde mort au nom d'une hypersensibilité anachronique.

    « Ressusciter des œuvres perdues, c'est les exposer à une collision des temps. »

    Il est impératif d'adapter les critères d'évaluation contemporains à l'œuvre ancienne, plutôt que de coucher l'œuvre sur le lit de Procuste de nos obsessions actuelles. Il faut multiplier les canons plutôt que de les effacer, bien que ce travail soit à très long cours.

    Les Œuvres Apparemment Intactes : Ruines Dissimulées

    La huitième catégorie concerne les œuvres apparemment non perdues, mais qui sont en réalité des ruines défigurées dont la défiguration n'est pas visible. À l'inverse du Parthénon ou de la Vénus de Milo, où les outrages du temps sont évidents, les textes littéraires dissimulent plus facilement leurs manques et amputations. La question de ce qui manque doit toujours être posée devant les textes, particulièrement les plus anciens.

    L'exemple de la tragédie grecque

    Lors de la lecture d'une tragédie grecque, il est difficile de se rendre compte des références, des rites et des allusions qui étaient évidents pour les spectateurs de l'époque, mais qui sont désormais perdus. De même, l'ampleur du charcutage subi par l'Énéide avant son arrivée jusqu'à l'époque actuelle reste souvent méconnue.

    Les Œuvres à Consommation Unique : Mémoire et Disparition

    La neuvième et dernière catégorie est celle des œuvres à consommation unique, celles qui se perdent ou se désagrègent par leur consommation même, comme la nourriture ou la cuisine, considérée ici comme un art. La perte est programmée par l'œuvre elle-même, comme le fruit qui s'évanouit dans une bouche. Ce type d'œuvre génère une nostalgie forte liée au sentiment du temps qui passe.

    La mémoire intégrée par la disparition

    L'exemple du Festin de Babette de Karen Blixen illustre cette parabole sur la dépense gratuite et la mémoire : un repas magnifique sert de remémoration d'un dîner parisien antérieur. L'œuvre de consommation unique participe à un échange particulier : l'œuvre se perd, mais la mémoire s'enrichit. Ce mécanisme est également présent dans la Bible, où un ange donne un livre à manger au prophète Ézéchiel.

    « L'œuvre se perd et la mémoire s'enrichit, c'est la plus précaire, la plus éphémère des œuvres. »

    Dans ce cas limite, l'œuvre entre dans un mécanisme de transformation qui lui confère une puissance mémorielle et une capacité à modifier le lecteur, à l'instar des œuvres destinées à l'œil ou à l'oreille.

    Méthodes de Récupération Directe : L'Inférence Généalogique

    La question centrale devient alors comment retrouver ces œuvres perdues, cette matière noire invisible autour de laquelle se structurent les œuvres visibles. Le texte de Louis Ménard, décrivant un prêtre païen tentant de mettre à l'abri les livres sains de l'Antiquité, souligne le désir de préserver le savoir face à la destruction.

    La méthode généalogique et l'exégèse

    La méthode directe, ou généalogique, consiste à inférer la structure des textes perdus à partir de la structure des textes que nous possédons. L'exégèse biblique depuis Jean Astruc utilise ce principe pour distinguer les strates rédactionnelles de la Genèse (jâhviste et élohiste). L'helléniste Victor Bérard appliqua une méthode similaire en recomposant l'Odyssée, allant jusqu'à considérer des champs entiers comme interpolés dans son édition de la collection Guillaume Budé.

    • L'hétérogénéité du matériau de base (langues, informateurs non fiables).
    • Le découpage des récits en unités de sens pertinentes pour le chercheur moderne, mais pas pour les producteurs originels.
    • La validité de l'algorithme génétique appliqué à la généalogie des mythes, comme dans l'ouvrage Cosmogonie de Julien d'Huy.

    Ces travaux, bien qu'originaux, exigent une extrême prudence dans l'interprétation des résultats, car on ne peut travailler qu'à partir des œuvres perdues qui ont engendré des descendants conservés.

    Méthodes Indirectes : Calculer l'Absence et les Biais Canoniques

    La méthode indirecte contourne le problème de la qualité du matériau descendant en s'interrogeant sur les mécanismes mêmes de la perte, calculant ce qui manque à partir de ce qui reste. Ce travail s'appuie sur la structure du corpus restant et sur l'histoire de sa constitution.

    L'estimation statistique des romans arthuriens

    Un exemple récent, publié dans la revue Science, applique des techniques statistiques issues de la biologie pour évaluer le nombre d'espèces inconnues à partir des spécimens connus. Des chercheurs ont assimilé les romans arthuriens à des espèces biologiques et les manuscrits conservés à des spécimens. L'extrapolation de la courbe suggère que 32% des romans arthuriens ont disparu, avec des taux de perte variant selon la langue (jusqu'à 62% en anglais).

    Nombre de Manuscrits Conservés
    Nombre de Romans (Estimé)
    3
    10
    2
    20
    1
    30
    0 (Perdu)
    40 (Extrapolé)

    Le biais de sélection dans la tragédie grecque

    Un second exemple concerne la tragédie grecque, où seulement 32 pièces complètes subsistent. L'analyse des 18 tragédies d'Euripide révèle un biais canonique frappant. Les 10 pièces scolaires transmises par le canon présentent majoritairement des dénouements malheureux (8 sur 10), tandis que les 8 pièces dites « alphabétiques » (issues d'un tirage au sort plus aléatoire) montrent une prédominance écrasante de dénouements heureux (7 sur 8). Cela révèle que le choix canonique a privilégié des pièces au ton plus sombre.

    Conclusion : Vers une Matière Noire Littéraire

    Les résultats obtenus par les méthodes indirectes sont étonnants, même lorsque des œuvres perdues n'ont laissé aucun descendant direct. En prenant en compte la structure du corpus restant et l'histoire de sa constitution, il devient possible d'extrapoler la structure du corpus manquant, révélant ainsi la matière noire littéraire. Ces œuvres invisibles sont essentielles, car sans elles, les œuvres visibles n'existeraient pas dans leur forme actuelle.

    L'avenir de la recherche

    Cette recherche, imprudemment entreprise, ouvre la voie à de nouvelles lectures des corpus existants. La tâche reste immense pour les années à venir de cette chaire de littérature comparée, invitant à compléter la courbe par l'imagination et l'étude méthodique des contours dessinés de ces créations disparues.

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