À la recherche des œuvres perdues (14) - William Marx (2021-2022)

L'introduction de cette leçon s'articule autour de la question fondamentale de ce qu'est le passé, illustrée par l'incipit du poème The Waste Land de T.S. Eliot. Ce poème, célébrant son centenaire, évoque le mélange amer de mémoire et de désir qui accompagne toute apparition du passé dans un sol apparemment mort. Bien que le début du printemps soit célébré, il est souligné que l'oubli complet lié à l'hiver est souvent plus confortable à vivre que le réveil imposé par le renouveau printanier, appelé la reverdie par les poètes médiévaux.

Ce réveil de la mémoire, provoqué par la découverte d'une œuvre oubliée, est du même ordre que le sentiment de perte. C'est lors de cette redécouverte, parfois d'une œuvre dont l'existence était ignorée, qu'un sentiment élégiaque rétrospectif s'installe. Cette révélation force à mesurer l'étendue de la privation, car les individus étaient auparavant les victimes inconscientes de cette absence, ne sachant pas ce qui leur manquait.

Le mélange amer de mémoire et de désir que crée toute découverte d'un objet dans le sol.

Le présent n'est rendu possible que parce que le passé n'est plus ; les individus n'existent que parce que leurs ancêtres ont disparu, occupant leur place. Cette prise de conscience est fondamentale et existentielle. Il est rappelé que les lieux actuels, comme l'amphithéâtre Marguerite de Navarre au Collège de France, reposent sur des vestiges médiévaux et des thermes romains, désormais occultés par l'occupation présente.

L'orateur souligne que l'on marche partout sur des cimetières invisibles, des dépôts d'œuvres enfouies, un fait que l'on oublie dans l'oubli confortable de l'hiver. Le collègue Patrick Boucheron a rappelé que même sous l'amphithéâtre, des vestiges romains ont été découverts lors de fouilles préventives, illustrant que le présent n'est possible que par la disparition du passé.

De même que les personnes, les idées, les manières d'être et les valeurs sont vouées à disparaître, seules quelques œuvres subsisteront, ce qui renvoie à la précarité fondamentale des choses. Cette précarité est l'ordre normal, comme le formule Paul Valéry dans son Cours de poétique.

La sensation du passé est à géométrie variable selon l'objet considéré. Un journal d'hier appartient déjà au passé, mais il n'en va pas de même pour les édifices ou les œuvres littéraires. Ces objets n'obéissent pas au même rythme temporel, ce que François Hartog nomme le régime d'historicité, et ne jouissent pas d'une durée de présent équivalente.

La périodicité de renouvellement des modèles esthétiques diffère d'un art à l'autre. Par exemple, un film muet des années 1920, comme Nosferatu, paraît appartenir à un autre monde, tandis que des romans de la même époque comme À la recherche du temps perdu semblent contemporains. Le cinéma a longtemps vieilli plus vite, peut-être parce qu'il était en quête de ses formes, alors que les formes cinématographiques sont aujourd'hui peut-être plus stabilisées.

Roland Barthes a démontré dans son ouvrage Système de la mode (1967) comment les variations sur les cols, les manches ou les couleurs font croire que le vêtement de l'année précédente est daté, alors que les véritables changements de paradigme sont moins fréquents.

En littérature, la durée des paradigmes est plus longue ; le roman de cette année n'est pas fondamentalement différent de celui de l'an dernier. Gilles Philippe, dans son livre paru récemment, Pourquoi le style change-t-il, analyse l'usure stylistique, par exemple le passage de l'usage du passé simple au récit au présent, et son usure subséquente, repérant des périodes paradigmatiques de dix à vingt ans dans la littérature française récente.

Le passé qui nous est visible et conservé n'est qu'un passé parmi d'autres possibles. Il est fragmentaire, et ce caractère illustre le fait que le passé conservé, parce qu'il est illustre, a lui-même fait disparaître le passé du passé. Ce phénomène est vrai pour les édifices, les villes, et particulièrement pour Paris.

Homère, le plus ancien auteur dont l'œuvre est conservée, n'est pas primitif ; sa poésie est sophistiquée et réfléchit sur ses propres conditions de production, avec des personnages fonctionnant comme des doubles de l'auteur. Cependant, Homère lui-même est l'aboutissement d'une longue histoire perdue, ayant fait oublier les épopées qui le précédaient et auxquelles il fait référence sans que la conscience en soit toujours établie.

Il subsiste un doute sur la chronologie respective de ces œuvres, mais il est clair que le passé conservé est un résultat sélectif. Ce qui est vrai pour les œuvres littéraires comme Homère l'est aussi pour les villes et les cités.

Baudelaire déplore dans « Le Spleen » que la forme d'une ville change plus vite que le cœur d'un mortel, décrivant la transformation urbaine entreprise par le baron Haussmann sous le Second Empire. Ce distique célèbre renverse le lieu commun selon lequel le cœur humain serait instable tandis que la réalité matérielle jouirait de la durée, soulignant un bouleversement moderne où le tempo de transformation de la réalité matérielle s'accélère, causant souffrance et déchirure à l'être humain.

Le paradoxe réside dans le fait que le Paris haussmannien, immortalisé par des artistes comme Walter Benjamin l'a analysé, est précisément ce qui suscite aujourd'hui la mélancolie baudelairienne chez les lecteurs, alors que l'apparition de ce Paris neuf fut odieuse à Baudelaire. Les lecteurs appliquent l'émotion du poète à des objets qui lui étaient les plus détestables, ce qui constitue une lecture anti-baudelairienne.

Le vieux Paris n'est plus la forme d'une ville change plus vite hélas que le coeur d'un mortel.

Le poème « Le Spleen » est déjà une ruine amputée de son contexte originel, mais il fonctionne encore admirablement bien, à l'image de la Vénus de Milo ou du Parthénon. Baudelaire parvient à universaliser son sentiment personnel de perte en utilisant trois images successives qui opèrent une dépersonnalisation, une décontextualisation et une universalisation culturelle et géographique.

Pour échapper à la partialité de son expérience parisienne, Baudelaire utilise des figures frappantes : le cygne évadé (dépersonnalisation), l'antique Andromaque près d'un tombeau vide (décontextualisation temporelle), et la négresse amaigrie piétinant dans la boue (universalisation culturelle). Ces images font de la perte une expérience universelle, consubstantielle à la vie elle-même.

Le pari de la postérité est éminemment risqué, car l'état normal est la perte des choses. La conservation ne va pas de soi et ne doit pas être vue comme un complot contre les œuvres, mais comme une force appartenant à l'ordre de la culture, similaire aux lois de l'entropie dans la nature.

Il est possible d'appliquer le principe d'action et de réaction de Newton : la conservation ne l'emporte que si chaque action de perte se heurte à une réaction équivalente ou supérieure. Les forces de conservation sont symétriques aux forces de perte, agissant en sens inverse.

La force du pouvoir préserve les œuvres par le biais d'institutions comme l'école, agissant indépendamment d'une obédience politique progressiste ou conservatrice. La force de l'opinion, institutionnalisée par la critique, peut réhabiliter des auteurs méprisés, comme ce fut le cas pour Ronsard par Sainte-Beuve en 1828.

La force de la création est particulièrement ambiguë, agissant par reprise et copie, sauvant ainsi des textes. L'ouvrage de Celse, par exemple, est connu à neuf dixièmes grâce à la réponse polémique qu'y apporta Origène. La création se nourrit d'autrui, et les modèles servent de canon, forçant la conservation d'œuvres exemplaires. Néanmoins, ce canon limite ce qui subsiste. En conclusion, le passé conservé est le résultat d'un processus sélectif de destruction et de conservation, un processus dont le présent fait partie intégrante, comme l'a montré T.S. Eliot.