Valuable insights
1.La présence du public comme acte militant: L'auditoire bravant le froid et les contraintes sanitaires pour assister à une conférence sur la littérature est perçu comme un miracle et un acte militant affirmant le prix du savoir.
2.La condition du lettré : normale mais anti-naturelle: Le confinement habituel du lettré dans son cabinet d'étude est considéré comme normal, mais Giacomo Leopardi rappelle que cette existence recluse est fondamentalement anti-naturelle pour l'être humain social.
3.Fonction apotropaïque de la canonisation des œuvres: L'inscription des œuvres dans une mémoire officielle (canonisation) sert à la fois à corriger un oubli passé et, de manière plus cruciale, à prévenir un oubli futur.
4.Le mythe de la sélection par le temps: L'idée qu'un tribunal du temps opère une sélection naturelle des meilleures œuvres est contestée ; Pascal Quignard suggère que ce processus tend à éliminer l'originalité et à conserver le plus médiocre.
5.Le projet : rendre sensible la perte culturelle: L'objectif du cours est d'inciter à trembler à l'idée de ce qui manque, en créant un sentiment de manque pour les œuvres dont la disparition n'est même pas consciente.
6.L'étonnement face à l'existence des œuvres: La question leibnizienne fondamentale est adaptée à la littérature : pourquoi y a-t-il des œuvres plutôt que rien ? Cela nécessite de retrouver l'émerveillement initial devant la multitude des livres.
7.La conscience des œuvres naît de leur menace: La présence des œuvres (patrimoine urbain, livres) est souvent tenue pour acquise jusqu'à ce qu'une menace de retrait ou de modification rende leur statut d'œuvre sensible et mentale.
8.L'œuvre comme incarnation d'une intention matérielle: S'appuyant sur Halbwachs, une œuvre est définie comme l'unité où un dessein collectif prend corps dans un arrangement matériel, une reconnaissance d'intention dans un objet soumis aux sens.
9.La création comme production naturelle de l'esprit: Paul Valéry soutient que l'œuvre est une production naturelle de l'être humain, découlant de la sensibilité qui génère constamment des éléments (images, idées) pour combler le vide ou satisfaire un besoin.
Introduction et Étonnement Face au Public
La séance débute par des vœux de bonne année adressés à l'assemblée. L'orateur exprime son étonnement et sa gratitude face à la présence du public, qui brave le froid et les préoccupations sanitaires pour assister à une conférence sur la littérature. Cette présence est perçue comme un mystère et un miracle, un acte qui affirme le prix du savoir dans l'existence. Il est souligné que jouir de ces libertés d'apprendre et de se réunir est important tant qu'elles sont disponibles, car leur absence risque de mener à la sclérose.
Le miracle de la réunion et la liberté
La réunion physique est présentée comme une nécessité naturelle, un retour dans la société après une période d'isolement. L'orateur remercie les divinités des lettres et des étudiants pour ce rassemblement, marquant la reprise d'une communion dans les plaisirs et les problèmes offerts par la littérature après une année de suspension des cours publics.
La Norme, la Nature et la Rencontre Sociale
La condition du lettré, souvent confiné dans sa bibliothèque, a pu être vécue temporairement comme une surprise divine durant les périodes de confinement imposées par la situation sanitaire. Cependant, cette condition normale n'est pas naturelle. Il existe une distinction fondamentale entre ce qui est normal (fréquent ou ordinaire) et ce qui est naturel. Le confinement du lettré, impliquant l'usure des yeux et la sédentarité, est en réalité contre nature, comme l'a rappelé le poète italien Giacomo Leopardi.
La vie du lettré dit-il est foncièrement anti naturel. Les lettres participent à l'anti physis.
Nécessité du partage physique et social
Malgré l'environnement littéraire qui propose un dialogue continu avec les textes, le partage et la rencontre physique demeurent des nécessités naturelles. L'être humain, même lettré, est un animal social selon Aristote. L'exigence de retour dans la société finit par prendre le dessus sur la nature anti-naturelle de l'isolement, exigeant la rencontre que l'assemblée actuelle matérialise.
Le Canon, l'Oubli et la Canonisation Mythique
Le cours de l'année, intitulé « À la recherche des œuvres perdues », rend hommage au centenaire de la disparition de Marcel Proust et fait un clin d'œil au film de Steven Spielberg. Il s'inscrit dans la continuité des réflexions sur les bibliothèques invisibles. La dernière leçon avait abordé la fonction apotropaïque, c'est-à-dire défensive, de la canonisation des œuvres. Cette inscription dans une mémoire officielle vise à prévenir un oubli futur, créant un passé qui semble être la totalité de ce qui fut.
- Elle efface l'oubli antérieur, donnant l'illusion de remonter à une origine souvent mythifiée.
- Elle crée un passé possible, comme dans le cas de la tragédie grecque (Eschyle, Sophocle, Euripide) qui ne représente qu'une fraction des œuvres initiales.
L'antiqueïsation du canon
Ce processus où les fixateurs du canon se placent sous l'autorité d'une canonisation mythique antérieure (comme Ezra dans l'Antiquité juive ou Confucius dans l'Antiquité chinoise) est nommé l'antiqueïsation du canon. Rendre l'histoire de la constitution du canon plus ancienne qu'elle ne l'est renforce la prégnance mémorielle de ce qui est transmis, car oublier des œuvres remontant prétendument à l'origine deviendrait un crime culturel.
Rendre Sensible la Perte : Critique du Temps
La canonisation est reconnue comme un mal nécessaire, car la sélection est le seul moyen de maintenir la présence des œuvres dans une mémoire humaine limitée. Cependant, il incombe aux lettrés, philologues et critiques de remettre en question cet héritage trop parfait, en s'intéressant aux oubliés de l'histoire. Ce travail vise à rendre sensible la perte, en s'opposant à l'idée faussement rassurante d'un tribunal du temps qui sélectionnerait intrinsèquement le meilleur.
Le temps n'est pas un estomac. Le temps ne trie rien ne transforme rien ne retient rien ne distillent ni n'excrète.
Le nivellement par la postérité
Pascal Quignard soutient que la succession des générations, cherchant à plaire à leurs maîtres, élimine le plus original au profit de ce qui plaît à tous. Ce processus aboutit à un nivellement des qualités, conservant au terme du processus ce qui n'est en réalité que le plus médiocre. L'objectif du cours est donc de prendre au mot cet avertissement et de rendre concret ce qui n'a pas été conservé.
Le Projet du Cours : Créer le Sentiment de Manque
Le projet académique consiste à inviter l'auditoire à « trembler à l'idée de ce qu'on n'a pas », en rendant substantielle cette idée de manque culturel. Il est plus difficile de regretter le manque dont on n'a pas conscience, celui des œuvres dont la disparition ne pose aucun problème car leur existence n'est pas connue. Le but paradoxal est donc de créer ce sentiment de manque, de déstabiliser les bases culturelles perçues comme acquises.
L'inquiétude comme rôle académique
L'orateur assume le rôle d'inquiéter, non gratuitement, mais parce que la science consiste justement à questionner les évidences qui cachent tout le reste. Cette interrogation sur l'existant aide à mieux comprendre ce qui est présent. L'image choisie pour illustrer le cours, une photographie de la bibliothèque de Roland Holst dévastée, montre une mise en scène esthétique de la perte, qui masque le chaos initial.
Il existe des livres sublime qui n'ont jamais été lu et qui ne le seront jamais.
Programme et Perspectives de Recherche
L'objectif du cours sera de passer en revue différents types d'œuvres perdues et les moyens divers d'y remédier. Le séminaire élargira le panorama, avec des interventions prévues de personnalités variées. Il est important de noter qu'il n'y aura pas de cours le 18 janvier, remplacé par une session de séminaire avec Antoine Compagnon. Le programme inclut des réflexions sur l'œuvre perdue de Pascal Quignard, l'édition d'œuvres retrouvées par Claire Paulhan, et la sauvegarde des manuscrits de Tombouctou par Abdelkader Haidara.
- Roger Chartier discutera d'une pièce perdue de Shakespeare, Cardénio.
- Claire Bodin évoquera la découverte de musique perdue composée par des femmes.
- Eric Turquin expliquera l'identification de tableaux perdus de grands maîtres comme Le Caravage.
- Catriona Seth tentera de ressusciter la poésie perdue du XVIIIe siècle.
Références bibliographiques fondamentales
Trois titres bibliographiques sont recommandés pour approfondir le sujet. Le plus fondamental est le livre de Judith Schlanger, « Présence des œuvres perdues », paru chez Hermann. Une référence plus accessible est le numéro spécial de la revue Fabula, intitulé « La bibliothèque des textes fantôme ». Enfin, un ouvrage plus spécialisé, datant de 2020, est celui de Riccardo Wendon, directeur de la Bodleian Library, traitant de la destruction délibérée du savoir.
L'Existence des Œuvres : Une Question Leibnizienne
Le philosophe Leibniz, dans ses « Principes de la nature et de la grâce fondés en raison », pose la question métaphysique fondamentale : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Le rien étant plus simple et plus facile que l'existence. Il pose ensuite la question de la raison pour laquelle ce quelque chose existe ainsi et non autrement. Cette interrogation est adaptée au sujet du cours, en interrogeant l'existence des œuvres plutôt que leur perte.
Mythologie de l'œuvre perdue
Il est aisé de concevoir la perte d'œuvres, car nous perdons quotidiennement des objets. Dans l'imaginaire culturel actuel, la recherche de l'œuvre perdue est excitante, comme en témoigne le roman de Mohamed Mbougar Sarr, « Le plus secret mémoire des hommes ». Cependant, la présence des œuvres est considérée comme une donnée préexistante, un capital que nous devons préserver, ce qui rend la quête de l'œuvre perdue secondaire par rapport à la conservation de l'existant.
- Les bibliothèques et musées tapissent les murs, suscitant parfois le découragement de l'apprenti écrivain.
- Internet ajoute une infinité de textes accessibles, mais jamais lisibles dans leur totalité.
La Présence Accrue par la Menace de Perte
La conscience de l'existence des œuvres n'est pas permanente ; elle se manifeste lorsque l'objet est menacé de retrait ou de modification. Par exemple, le projet de changer la couleur des kiosques à journaux fait réaliser que cet objet, jusque-là indifférent, devient soudainement une entité mentale dotée de qualités esthétiques et culturelles. Cette prise de conscience s'appuie sur les analyses de Maurice Halbwachs concernant la mémoire collective et la relation entre les pierres et les groupes humains.
L'inertie des arrangements matériels
Halbwachs démontre que le dessin des hommes anciens prend corps dans un arrangement matériel, et que la force de la tradition locale vient de la chose dont elle était l'image. L'unité fondamentale est celle que forment une intention et un objet ; c'est la reconnaissance d'un projet humain dans un objet soumis aux sens, ce que l'on nomme œuvre.
Le dessin des hommes anciens a pris corps dans un arrangement matériel c'est à dire dans une chose et la force de la tradition locale lui vient de la chose dont elle était l'image.
L'exemple de l'église de la Nièvre
Un exemple récent illustre ce phénomène : une église dans la Nièvre, ignorée tant qu'elle était debout, a suscité une déchirement local et une attention médiatique intense au moment où sa destruction fut envisagée. L'objet perdu fait plus parler de lui que lorsqu'il était présent, car vouloir enlever l'objet rend paradoxalement sensible sa présence.
L'Œuvre comme Nécessité Évaluative et Créatrice
Ce sentiment de regret face à la perte d'un objet précédemment ignoré est lié à une pulsion fondamentale d'accumulation et de rétention, décrite par Freud comme le stade anal. Ce geste d'appropriation est peut-être le premier stade du développement esthétique, car il implique un jugement d'évaluation : ceci vaut la peine d'être sauvé, cela ne le mérite pas. Ce jugement de prix accordé à l'existence est une forme primaire du jugement esthétique.
Le retour à l'émerveillement initial
La question leibnizienne, reformulée, invite à un moment d'étonnement devant l'existence même des œuvres, similaire à l'émerveillement de l'enfant découvrant pour la première fois une bibliothèque. Il y a deux raisons à l'existence des œuvres : leur création et leur conservation. Ces deux raisons sont complémentaires, l'une portant sur la raison de la création, l'autre sur celle de la conservation.
La création selon Paul Valéry
Paul Valéry fournit une réponse intéressante à la question de la création, développée dans son cours de poétique retrouvé au Collège de France. Selon Valéry, l'œuvre est une production naturelle de l'être humain, non pas au sens de la norme, mais au sens d'une nécessité imposée par la physiologie humaine. Le propre de l'esprit, ou de la sensibilité (esprit et sensations combinés), est de produire en permanence des éléments constitutifs des œuvres, appelés productions spontanées de la sensibilité.
- L'image et le besoin créent des productions mentales, satisfaisant des nécessités physiologiques.
- Le vide ou l'ennui sont créateurs, car l'esprit a horreur du vide et se remplit naturellement d'idées et d'images.
Ce que l'on pourrait nommer le degré zéro de l'œuvre est cette production naturelle de matériau. Pour qu'une œuvre aboutisse, il faut ensuite la volonté artistique, mais aussi les conditions matérielles et sociales idoines : temps, argent, confort et demande sociale.
Questions
Common questions and answers from the video to help you understand the content better.
Quelle est la fonction apotropaïque de la canonisation des œuvres selon la littérature ?
La fonction apotropaïque de la canonisation est défensive ; elle vise à détourner la menace de l'oubli futur en inscrivant certaines œuvres dans une mémoire officielle, tout en effaçant l'oubli qui les a précédées.
Pourquoi la vie du lettré est-elle considérée comme anti-naturelle selon Giacomo Leopardi ?
La vie du lettré est considérée comme anti-naturelle car elle implique une sédentarité prolongée, l'usure des yeux et l'isolement, ce qui contredit la nature sociale de l'être humain, animal politique selon Aristote.
Qu'est-ce que l'antiqueïsation du canon et comment renforce-t-elle la légitimité des textes ?
L'antiqueïsation du canon est le fait de rendre l'histoire de la constitution du canon plus ancienne qu'elle ne l'est en réalité, en se plaçant sous l'autorité d'une restauration mythique antérieure, ce qui sacralise le texte établi.
Selon Pascal Quignard, quel est l'effet réel de la sélection des œuvres par la postérité ?
Selon Pascal Quignard, la postérité, par un nivellement progressif des qualités dû à la succession des générations, tend à éliminer le plus original et à conserver ce qui plaît au plus grand nombre, c'est-à-dire le plus médiocre.
Comment la conscience de l'existence des œuvres urbaines se manifeste-t-elle ?
La conscience de l'existence des œuvres, comme le mobilier urbain, se manifeste souvent au moment où la municipalité projette de modifier ou de retirer l'objet, le transformant d'un élément indifférent en une réalité mentale dotée de qualités culturelles.
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